- ANTHROPOLOGIE HISTORIQUE - Histoire de l’alimentation
- ANTHROPOLOGIE HISTORIQUE - Histoire de l’alimentationOn peut le dire avec des expressions à l’emporte-pièce: «avoir la dent», «avoir l’estomac dans les talons», «avoir une faim de loup», ou à l’anglaise: «avoir un appétit de corbeau», on peut le dire en termes pédants: «il faut manger pour vivre et non vivre pour manger»; on peut l’exhaler dans un remord ascétique: «Hélas! Corps, il faut bien aller te mener paître» (saint Bernard); ou, plus mesurément, l’accepter en essayant de le sublimer par la sagesse chrétienne: «C’est vie d’ange de néant manger (que une fois le jour manger est vie de saint), deux fois le jour c’est vie d’homme et de plus manger, c’est vie de bête...» (bienheureux Pierre de Luxembourg, 1369-1387). La réalité est là: l’homme a besoin d’absorber de la nourriture pour se sustenter, refaire ses forces, s’employer. S’il ne mange pas, il dépérit, s’anémie et s’il franchit la limite, il meurt. L’histoire alimentaire est celle qui, tout simplement, s’occupe de retrouver, d’étudier et, le cas échéant, de quantifier ce qui se rapporte à cette fonction biologique essentielle au maintien de la vie: la nutrition.Histoire que l’on jugera à bon droit fondamentale, puisque rien n’existerait s’il n’était satisfait d’abord à cette fonction. Mais la banalité de l’acte de manger, la monotonie de sa répétition, une sorte de manque de «noblesse» par rapport à la «grande histoire», ou à ce que d’aucuns appellent ainsi, font que l’histoire alimentaire est souvent réduite à la portion congrue, ou condamnée pour retenir l’attention à donner dans l’anecdotique, et s’étendre avec complaisance sur la recette du brouet spartiate, les soupers de Lucullus, la préparation des chenilles chez les Aztèques et celle des chiens à Macao, que l’on choisit vivants dans leur réserve, au restaurant, comme on le fait en France pour les truites.Toujours piquantes, ces curiosités ne sont pas sans intérêt, car les mets, la cuisson, les repas, les habitudes alimentaires constituent des traits de mœurs, et des éléments de civilisation que l’ethnologue analysera précisément, mais qui ne peuvent laisser l’historien indifférent.Les objets de l’histoire de l’alimentationUne histoire alimentaire exhaustive comprendrait trois grandes sections. La première traiterait des aliments proprement dits: nourriture solide, matières grasses et condiments, boissons. Elle aurait à s’occuper de l’origine des plantes et des animaux servant à l’alimentation, de leurs caractères intrinsèques, de leur production, de leur aire d’expansion et de l’aire de diffusion des aliments qui en dérivent. La géographie de l’alimentation n’est pas immuable, en effet. L’homme ne s’est pas contenté de ce que lui offraient la flore et la faune naturelles de son environnement. Quand il l’a pu, il a adapté, acclimaté, transplanté; que ce soit, très anciennement, le blé sortant de son berceau de la Méditerranée orientale (au VIIe millénaire avant J.-C.) ou, plus récemment, depuis l’existence d’une navigation planétaire, au XVIe siècle, les chevaux et les vaches transportés en Amérique, le maïs, les haricots, les tomates, la pomme de terre rapportés en Europe, le café passant d’Éthiopie en Arabie et du Yémen à Ceylan et à Java, à l’est, aux Antilles et au Brésil, à l’ouest, etc. Simultanément, le transport des denrées et leur commercialisation élargissent leur aire de consommation; l’huile d’olive est utilisée dans la cuisine au-delà de la zone de culture de l’olivier; le vin et le thé se boivent sous d’autres cieux que ceux sous lesquels croissent la vigne et le théier. L’histoire alimentaire ne saurait négliger le marché où se vendent les aliments.La deuxième section serait celle qui se rapporte directement à l’alimentation, c’està-dire à l’acte de se nourrir. Y serait examinée la composition du bol alimentaire tant en nature des aliments qu’en quantité et en qualité calorique, vitaminique, etc. Cette étude aurait à prendre en compte les différences non seulement géographiques et ethniques, mais aussi sociales à l’intérieur d’un même pays car les menus ne sont point identiques chez les pauvres et chez les riches. On toucherait du doigt ce que Marc Bloch appelait la «ségrégation alimentaire», que l’évolution contemporaine tend à atténuer dans les nations dites développées, mais n’a pas encore entièrement fait disparaître. Il y aurait à étudier de près la fameuse opposition établie couramment entre les mangeurs de viande et les mangeurs de céréales: entre chevaliers du Moyen Âge et paysans, conquistadores européens et Indiens «maïsophages», Blancs et croqueurs de riz en Asie. On serait amené aussi à risquer des comparaisons du niveau calorique des différents peuples. On aurait, enfin, à se pencher sur le problème de la constance de l’alimentation, sur les fluctuations engendrées par l’inégalité des récoltes, sur les relations existant entre les périodes de soudure, sinon de disette, et sur les mortalités, voire la diminution des conceptions à la suite d’aménorrhées de famine, bref, sur le problème bien connu des «crises de subsistances».La troisième section, enfin, rassemblerait tout ce qui concerne ce que l’on pourrait appeler l’apparat ou le rituel de l’alimentation. Des différentes manières de cuire, rôtir, bouillir, braiser, aux usages de table et à l’ordonnancement des repas, en passant par tous les raffinements de cuisine et de palais: charcuterie, sauces, sucreries, pâtisseries... et par les prescriptions sociales et religieuses relatives à la nourriture: interdits portés contre certains mets, obligation d’en consommer d’autres (poisson dans les pays catholiques les jours d’abstinence), jeûnes obligatoires (Ramadan des musulmans). Peuvent être reprises ici quelques-unes des anecdotes mentionnées plus haut, mais dépouillées de leur légèreté pour être ramenées à leur signification structurale, que l’on devine sans peine pour le brouet des Spartiates. Dans cette troisième section comme dans les précédentes, l’historien de l’alimentation s’intéresse, d’ailleurs, moins à la «collection de faits», dont se délecte son collègue ethnologue, qu’à l’évolution dans le temps. Il cherche, par exemple, à saisir l’apparition, l’affirmation, le triomphe et la décadence de la «cuisine bourgeoise» du XVIIIe au XXe siècle.Ce domaine de l’histoire se révèle donc plus étendu qu’à première vue et moins isolé. Il s’associe étroitement à l’histoire de l’agriculture pour l’étude des aliments. La science médicale lui fournit les critères objectifs d’appréciation d’une ration alimentaire et de ses effets sur l’organisme. Il utilise l’histoire économique par le biais du prix des denrées et de l’influence des disponibilités financières de chaque individu sur son ravitaillement. Il s’ouvre, enfin, sur l’histoire sociale et sur l’histoire des mentalités. Celles-ci, en retour, révèlent à quel point l’acte quasi machinal de manger est accompagné de connotations profondes dans l’âme et dans la tradition des peuples, échos du besoin irrépressible et, sans doute, des difficultés rencontrées pour le satisfaire, elles n’omettent point, non plus, la manière dont sont magnifiés des aliments, en particulier par les dogmes de certaines religions (le pain et le vin pour les chrétiens), voire la simple pratique du jeûne. L’histoire de l’alimentation n’en garde pas moins la spécificité que lui donne l’originalité de son objet et n’en apporte pas moins sa contribution propre à l’histoire totale.Une discipline en cours d’élaborationSon programme a été énoncé, néanmoins, au conditionnel. C’est que rares, sinon encore absents, sont les ouvrages qui abordent ou aborderaient l’ensemble des problèmes qui ont été évoqués. Certes, il existe quelques ouvrages classiques, dont celui de A. Maurizio et la tentative ambitieuse de l’Encyclopédie française lancée, avant la Seconde Guerre mondiale, par Anatole de Monzie épaulé par Lucien Febvre et Marc Bloch. Mais même ceux-ci n’épuisent pas toute l’ampleur du sujet. Quelques livres ne traitent qu’une partie de la question: d’une plante, en particulier, ou d’un breuvage et de son odyssée; d’usages et de coutumes, mais souvent sous leur aspect ethnologique; de la pratique alimentaire de certaines tables mais, par la force de la documentation, restreinte à quelques institutions particulières: les cours royales, les menses d’évêché, les hôpitaux, les écoles... Par contre, l’alimentation constitue souvent un bon chapitre dans quelques thèses, comme celle de Bartolomé Bennassar sur Valladolid, et fournit toujours un développement plus ou moins pétillant aux auteurs de Vies quotidiennes ... Périodiquement, des enquêtes sont entamées sur le thème, qui remportent toujours beaucoup de succès à cause de leur caractère séduisant, pittoresque et concret. Mais les résultats sont souvent décevants en raison du manque de lien entre les communications, et d’entente sur les préalables (comment calculer les calories? quelle valeur accorder à telle ration par rapport à la moyenne?), et plus généralement en raison de l’absence d’une volonté d’aboutir à des évidences et, surtout, de les entériner.Pourtant, l’histoire de l’alimentation n’acquerra pleine consistance, pleine autorité et, partant, plein droit de cité que le jour où elle aura dépassé ses bavardages de boutique à chalandises et d’épicerie. Paradoxalement, la voie lui en est montrée par l’histoire de l’alimentation préhistorique en dépit, ou à cause, de la faible quantité des vestiges. L’analyse scientifique des restes humains (os), du contenu stomacal ou buccal dans des cas exceptionnels (hommes des tourbières au Danemark), des rejets de la défécation et des déchets de cuisine, a permis de préciser, pour des temps très reculés, les bases de l’alimentation et, même, les carences qui pouvaient en résulter pour l’organisme (apparition des caries dentaires au Néolithique avec le passage à une alimentation à forte prédominance céréalière). L’histoire de l’alimentation, qui ne dédaigne pas les témoignages matériels lorsqu’elle en déniche, se sert plus communément, tout de même, de textes: témoignages de voyageurs, d’administrateurs; comptes de bouche, carnets de ménage; rations réglementaires du soldat, du marin, du prisonnier; inventaires après décès lorsqu’ils énumèrent les provisions serrées par le défunt et les pensions alimentaires accordées aux survivants, octrois urbains. Chacun d’eux appelle son archéologie, sa critique de pertinence: la ration du galérien et un «cas», celle du marin de commerce et, surtout, du pêcheur de haute mer, plus proche des us locaux et banaux, celle du marin de la marine de guerre copiée sur la précédente mais viciée souvent par les malversations de l’intendance.De tout cela, il est possible de dégager quelques indications solides, cruciales et, parfois, surprenantes.L’évolution du niveau alimentaireEssayons de suivre, par exemple, l’évolution du «niveau» alimentaire d’un travailleur ordinaire du XVIe au XIXe siècle. Un premier schème a été fourni naguère par Jean Fourastié qui affirmait avoir découvert, au fil de ses documents, une amélioration lente mais continue de la fin du règne de Louis XIV au règne de Louis-Philippe, en France. Vérification faite, il s’est révélé que la trajectoire décrite ne pouvait être retenue à cause d’un certain nombre de défauts à la base de la documentation: déformations systématiques à la baisse dans le texte de Vauban utilisé pour décrire la situation du XVIIe siècle, modification des éléments de calcul à mesure que le temps passe avec l’inclusion du travail des enfants dans le budget familial au XIXe siècle. Une fois les corrections effectuées, on s’aperçoit que la ration théorique d’un ouvrier anodin, en période de plein emploi et de prix du pain raisonnable, assurait très correctement ses besoins physiologiques, à condition qu’il n’ait pas trop d’enfants à sa charge. Soit donc 3 000 calories journalières, ce qui convient à un homme moyennement actif selon les normes généralement admises. Bilan atteint à coup de grosses bouchées de pain (plus d’un kilo) et de miettes de viande, de hareng ou de fromage, qui laisse entrevoir, outre la monotonie, quelques déficiences dans la composition, et l’équilibre en vitamines. Mais, somme toute, bilan satisfaisant et qui se retrouve, pratiquement inchangé, au XVIIIe siècle et encore au début du XIXe.Ces observations ont apporté deux surprises aux historiens: d’une part, celle de découvrir un niveau alimentaire, présumé moyen, honorable à une époque considérée jusqu’alors comme uniformément misérable, d’autre part, celle de ne constater aucune amélioration spectaculaire entre 1680 et 1840. Des objections ont donc été élevées: elles ont toutes trait à la représentativité du travailleur salarié pris comme exemple. N’aurait-il pas été une exception et, même, un privilège dans une France rurale remplie d’errants oisifs? Le plein emploi, individuel et collectif, n’aurait-il pas été un rêve alors et, rétrospectivement, ne serait-il pas une illusion? L’argumentation invite à redoubler de prudence, mais elle n’est pas dirimante. Il est évident que l’exemple doit être pris avec ses paramètres et ne doit pas servir de support à des extrapolations abusives. Il ne préjuge pas de la situation du travailleur salarié d’une période de cherté ou de disette. Ou, plutôt, une modulation des paramètres en fonction de la conjoncture permet de se rendre compte de la détérioration du niveau de vie qui se produit en ces occasions (les dépenses en pain pour un ménage vont de 40 à 90 ou 100 p. 100 des gains, et plus). Quant à la position sociale du tisserand (le modèle de Vauban), il convient de la définir avec soin. Comparée à celle de l’aide-maçon, du marin-pêcheur et, même, du journalier rural, elle ne semble pas plus reluisante. Cela milite pour qu’on lui reconnaisse la qualité de « moyenne», sans préjudice des affinements ultérieurs de la grille hiérarchisée des revenus et des niveaux alimentaires.En fait, une partie des objections tient à la difficulté de se déprendre d’une représentation ancienne qui s’est imposée sans vérification chiffrée. Tout bien pesé, la ration discutée est de celles qui assurent seulement le minimum vital et il serait incroyable que la masse des individus n’y ait pas eu accès en année normale. Les normes françaises, au demeurant, se retrouvent, en ce qui concerne le niveau calorique, dans des milieux analogues en d’autres pays d’Europe, au XVIIe siècle. La tradition résiste aussi à l’idée qu’aucun progrès sensible ne se soit produit au XVIIIe siècle, mais les recherches récentes ont montré qu’il n’y avait pas lieu de s’étonner. Le développement de l’agriculture a, en effet, suivi à grand-peine l’essor démographique. Le quotient des disponibilités céréalières par tête en maint pays a stagné ou décru. En plusieurs endroits, la population a dû se mettre aux pommes de terre, signe de paupérisation qualitative de l’alimentation. Ce «goulet d’étranglement» ne comptera pas peu dans la misère prolétarienne en Angleterre au début de la révolution industrielle. La libération de l’angoisse du pain n’interviendra finalement en Europe qu’assez tard, au XIXe siècle, lorsque les blés de l’Ukraine et de l’Amérique auront orienté les cours à la baisse. On entrera alors dans l’ère du bifteck. La part de l’alimentation dans les budgets populaires diminuera ensuite progressivement au profit d’autres achats, qui eussent été irréalisables autrefois.Cette analyse sommaire du niveau alimentaire serait incomplète sans un examen de la situation hors d’Europe. Au XIXe siècle, Frédéric Le Play a recueilli un certain nombre de monographies consacrées à des familles de condition modeste, ouvrières et rurales. Parmi celles-ci, il en est une qui étudie l’alimentation d’une maisonnée de dix-sept personnes en Chine, à Ning-po, vers 1840. Avec du riz, de l’orge, du vermicelle (ici, dans son pays d’origine) comme base, du porc, du poisson, des ignames et divers légumes indigènes pour accompagnement, du saindoux et de l’huile de colza pour accommodement, des fruits à pépins et des letchis pour dessert, de l’eau, de la bière de riz et du thé pour boissons, le gardemanger familial distribuait une moyenne de 2 747 calories par personne et par jour. Une ventilation plus subtile, respectant les besoins de chacun selon son âge, accorde 3 300 calories aux hommes adultes (c’est-à-dire la norme fixée par la Food and Agriculture Organization [F.A.O.] aujourd’hui pour un sédentaire) et 2 472 aux femmes (norme de la F.A.O.: 2 200). C’est la troisième surprise de l’enquête sur les niveaux alimentaires. D’après cette monographie, le décalage entre l’Europe et la Chine au milieu du XIXe siècle, considéré sous l’angle calorique, aurait été relativement faible. Certes la question de la représentativité de la maisonnée de Ning-po (des paysans) se pose. Mais le fait n’est pas en soi exorbitant. Deux siècles auparavant, les tisserands indiens de Goudjerate pouvaient vivre sur leurs salaires à l’instar des tisserands hollandais de Leyde. À travers ces exemples, qui sont à multiplier, sourd l’une des interrogations les plus fascinantes de l’histoire: de quand date l’inégalité du développement entre les continents, en quoi a-t-elle consisté au départ?Cet exposé sommaire d’un problème qui a fait couler beaucoup d’encre a le mérite d’introduire vraiment au cœur des débats et de montrer quels sont les apports de l’histoire de l’alimentation à l’histoire générale. Ce problème n’est pas le seul. D’autres ont été effleurés ci-dessus, mais tous n’ont pu être mentionnés. Sans doute ne pourra-t-on mieux conclure qu’en signalant la parution, en 1971, d’un incontestable chef-d’œuvre: l’Atlas des cultures vivrières , de Jacques Bertin, Jean-Jacques Hémardinquer, Michael Keul et W. G. L. Randles.
Encyclopédie Universelle. 2012.